Le point sur Docks Bruxsel

Docks Bruxsel est un centre commercial aujourd’hui en construction, qui ouvrira ses portes dans deux ans, au bord du canal, à hauteur du pont Van Praet. Si vous y passez un jour pour y faire vos courses ou pour profiter d’un film dans l’espace Ciné VIP, rendez-vous au familistère et rappelez-vous de l’histoire de cet endroit. A la fin du XIXème siècle c’était le lieu d’une utopie sociale. Au XXIème siècle, ce sera – si tout se passe comme prévu – un lieu de consommation.

1. Le site

Le site des anciennes usines Godin – a proximité du pont Van Praet – a été le témoin d’une exceptionnelle aventure industrielle. Dans la seconde moitié du XIXème siècle, Jean-Baptiste Godin lance dans le ville de Guise un projet de coopérative, inspiré par les utopies fouriéristes. Mais, l’idée ne plait pas. Il décide par conséquent de créer une succursale en Belgique, d’y importer sa société utopique : il construit ainsi un vaste complexe usinier (poêleries) et un familistère sur le site d’une vielle indiennerie située à Laeken, au bord du canal. Aujourd’hui, Godin est considéré comme la figure unique d’un ouvrier devenu patron, qui a mis en pratique dans son entreprise « un humanisme tourné vers le progrès social par l’implication des travailleurs »(source : Patrimoine Industriel Wallonie-Bruxelles).

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2. Le projet d’Equilis

Un an avant sa mort, Godin cède l’établissement à ses ouvriers, qui en deviennent ainsi les co-propriétaires. Dans la seconde moitié du XXème siècle, l’entreprise est confrontée à la concurrence d’autres sources d’énergie et est affaiblie par des erreurs de gestion. Elle ferme ses portes en 1968. Le Familistère est alors reconverti, sans succès, en un « hôtel d’entreprises ». Il sera ensuite question d’en faire un logement social. Le reste du site et les hangars abritent quant à eux une centaine d’emplois, dans le secteur du recyclage de pièces automobiles, dans la production de panneaux d’affichages ou encore dans la vente d’articles de sports.

En 2008, Equilis, filiale immobilière du groupe Mestdagh – qui détient les magasins franchisés Champion et Carrefour Market – fait l’acquisition du terrain et annonce son intention de raser les usines Godin pour y implanter un centre commercial baptisé « Just Under The Sky » (JUTS). Le familistère Godin étant classé depuis 1988, Equilis se voit forcé de l’intégrer dans son projet et de promettre d’en assurer la rénovation. Quant à l’usine elle-même, construite entre 1858 et 1888, elle serait rasée et remplacée par des surfaces commerciales. Equilis rentre, fin 2008, sa demande de permis d’urbanisme et d’environnement. Simultanément, des associations locales (ARAU, IEB, BRAL, La Fonderie) rentrent, pour la troisième fois en quinze ans, une demande de classement du site des usines Godin.

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3. Le projet alternatif de Sander Van Duppen

En juin 2011, Sander Van Duppen – un jeune étudiant en architecture de Sint-Lukas – dépose un projet concurrent au projet de centre commercial d’Equilis, qui vise le maintien et la reconversion du site des usines Godin. Van Duppen suggère d’y maintenir des activités manufacturières, des ateliers et d’y installer un centre de formation, une salle d’exposition et un restaurant social. Les associations de défense du patrimoine soutiennent ce projet alternatif.

« Il ne s’agit pas seulement de questions de maintien du patrimoine physique – souligne Guido Verhulst, membre de l’association de sauvegarde des poëleries Godin. La fonction originelle du site est un héritage immatériel lié à l’économie sociale. Une meilleure prise en compte de cet héritage immatériel donne un autre éclairage du site, lequel dépasse la valeur patrimoniale chère aux connaisseurs et embrasse la signification de la ville dans son entièreté. En actualisant cet héritage de Godin, on construit un projet qui pourvoit aux besoins des gens qui aujourd’hui vivent dans les quartiers centraux qui bordent le canal. Il s’agit de faire revivre le site pour le rendre socialement pertinent et de développer à partir de la structure matérielle un projet qui restitue l’héritage immatériel par à une restructuration adaptée, loin du concept de muséification ou de marchandisation » (cf. Guido Verhulst in IEB, 2011).

Usines Godin, illustration extraite du travail de Sander Van Duppen (2011)

Usines Godin, illustration extraite du travail de Sander Van Duppen (2011)

4. La délivrance des permis : Bruxelles fait construire un mall sur les vestiges d’une ancienne société utopique

Le 17 mars 2011, la gouvernement bruxellois annonce par arrêté son refus d’entamer la procédure de classement. Le 28 juin, la commission de concertation ignore les exigences des organisations de défense du patrimoine en rendant un avis favorable sur le projet d’Equilis, en violation du PRAS. L’année suivante  – qui fut, ironie du sort, l’année internationale des coopératives – le gouvernement régional délivre à Equilis les permis d’urbanisme et d’environnement. Les associations de défense du patrimoine Godin et les unions professionnelles des classes moyennes affichent leur mécontentement face à cette décision. Mais, le gouvernement ne réagit pas (source : Guido Vanderhuslt, in Patrimoine Industriel Wallonie-Bruxelles)

Il ne reste plus, pour la filiale de Mestdagh, qu’à obtenir un permis socio-économique. En septembre 2012, l’octroi de ce permis lui est refusé par le CSEND (Comité socio-économique National pour la Distribution). Une victoire de courte durée pour les commerçants locaux et les défenseurs du patrimoine industriel : car, la ville de Bruxelles a le pouvoir d’octroyer elle-même un permis socio-économique à JUTS, pour autant qu’elle justifie cette décision en prenant compte de l’avis négatif qui a été rendu.

« Le site Godin s’immerge dans une nouvelle ère, celle de sa transition entre deux états. D’un côté, les promoteurs et sociétés privées qui font passer en force leur programme sans être inquiétés par les pouvoirs publics et, de l’autre, des associations, des comités et des habitants qui déposent des recours contre l’absurdité du projet. Pendant ce temps, le site Godin va continuer à exister physiquement par ses différentes appropriations. Des palissades délimitent le site du reste de la ville afin d’en priver l’accès aux intrus. Rapidement des percées apparaissent dans les grillages. A la tombée de la nuit et à l’abri des regards, des silhouettes vont et viennent dans cet espace en attente d’un devenir. Des sans-papiers, sans domiciles fixes, vagabonds s’approprient les hangars et bureaux de l’ancienne usine. Habitat très précaire, certains y bivouaquent pour une nuit, d’autres s’y construisent un petit lieu de vie avec les moyens du bord. Certains entrent en scène pour y déverser furtivement leur surplus de camelote, tandis que d’autres viennent y faire la mitraille. Des badauds, des curieux de lieux abandonnées flânent et prennent des photographies. Des gaffeurs laissent des traces de couleur sur les murs (…). Des panneaux et des tags font surface aux abords du site. Respectivement, ceux-ci annoncent à coup d’images de synthèse les buts du centre commercial, tandis que ceux-là bombent les palissades pointant l’aberration de cette idée. En été 2013, le balai mécanique des bulldozers à vérin hydraulique éradique tous les hangars du site » (F. Bellanger, « Godin, d’une utopie sociale à une modernité dépassée » in Bruxelles en Mouvements n°272 – septembre/octobre 2014).

5. Les promesses de Docks Bruxsel

Le projet « Just Under The Sky » est rebaptisé « Docks Bruxsel » le 17 octobre 2013. Car, pour le rendre légitime, les promoteurs doivent davantage jouer la carte de la revitalisation des quais : responsabilité sociale et environnementale, respect de l’histoire du lieu, construction d’un nouveau quartier etc. Equilis promet notamment de créer un éco-quartier et de récupérer de 10% de l’eau chaude émanant de l’incinérateur voisin.

« Au bord du Canal, dans une zone en plein redéploiement économique, un nouveau quartier est en train d’éclore. C’est Docks Bruxsel, un pôle commercial qui symbolise le renouveau bruxellois, et qui réunit une offre de commerces essentielle et originale » (cf. site de Docks Bruxsel).

 

Des déclarations d’intentions qui ne suffisent pas à faire oublier les promesses non-tenues : en 2009, Mestdagh et Equilis annonçaient la création de 1700 emplois. En 2012, la firme ne parle plus que de 1000 emplois. A présent que les permis sont délivrés et que les travaux ont commencé, ce nombre ne s’élève plus qu’à 500. Les association locales – telles de l’IEB, qui vient de consacrer un numéro de Bruxelles en Mouvement aux projets de centres commerciaux – continuent à dénoncer un projet qu’ils jugent inutile et détaché des nécessités économiques locales : entre Neo au Heizel, et Uplace à Machelen, on comprend difficilement la « valeur ajoutée » de Docks Bruxsel pour la région de Bruxelles-Capitale.

A terme, le site de Docks Bruxsel comprendrait 40.000m² de centre commercial, 1700 places de stationnement (gérées par Vinci), une zone de loisirs indoor, 8 salles de cinéma VIP (gérées par Belga Films), une salle événementielle de 1500 places, 7000m² de bureaux, un quartier de 1000 logements, une salle de fitness et une crèche. On connaît déjà les noms des premières enseignes qui s’implanteront dans le complexe de Docks Bruxsel. En dehors de quelques quelques enseignes plus ou moins locales (comme Capoue et Veritas) l’offre ne brille pas par son originalité : H&M, Mediamarkt, Superdry, Mobistar ou encore Planet Parfum… Et, au milieu de ces enseignes, se trouvera la « Cathédrale Godin », vestige incomplet du passé utopique de Bruxelles. Pour le bureau d’architecture en charge du projet (Art & Build), « la Cathédrale Godin rénovée [y] prendra tout son sens » (sic). A vous de juger.

 

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Par Mathieu

Comments

  1. pec

    Si on voit autant de projets d’envergure se développer dans les environs perdus de Bruxelles, c’est aussi parce que les développeurs et promoteurs sont a court d’idées de comment se faire plein de fric dans les centre-villes ou il est de plus en plus tendu de se mêler au destin des habitants. Dans le centre c’est maintenant mal vu de contester les espaces – les habitants ayant appris leurs leçons et sachant mieux se mobiliser et s’engager dans leur espace – on préfère donc s’éloigner de ces zones et implanter de belles choses sur l’une ou l’autre friche gigantesque avec des promesses de renouveau. Le problème c’est que les projets sont de plus en plus mégalo, hors contexte, et n’aident en rien a desservir la population avoisinante dans ces quartiers, ni a améliorer l’attrait d’un Bruxelles internationalisé. Et ne parlons pas du consumérisme débile, coquille vide dépassée qui n’a plus sa place dans les projets de revitalisation et développement urbain. Je dis ‘plus’ sa place, car nous nous sommes laissés le temps, quatre ou cinq décennies, pour être vraiment surs que ces projets de palais de la conso n’aident en rien à rendre habitant et communauté plus heureux, inclus, épanouis. La plupart l’ont compris, mais hélas, certains des plus farouches continuent à se voiler la face. Et nous les Bruxellois, on doit se les farcir, ces dinosaures. L’orgueil précède la chute.
    Alors en soi, qu’ils aillent construire leur$ édifice$, on s’en fout, pourquoi s’embêter à débattre… Eh bien, ces plaines de jeux, comme cet article l’indique, on va souvent s’implanter dans un endroit pas si vide que ca. « Ancienne usine en ruines » (patrimoine industriel remarquable)…. « simple terrain vague » (réserve naturelle, petit bastion de biodiversité – Plaine et Haren pour ne pas les citer) les promoteurs tentent de balayer de la main ces patrimoines humains et naturels comme ils l’ont si souvent fait quand en érigeant un palais de justice ou une gare du midi ou un quartier européen (mais qu’on est gâté avec les exemples a BXL!) et au passage exproprier des familles souvent précaires qui ne correspondent pas aux visions d’avenir dont fantasment ces hauts placés.
    Un second problème majeur, plus profond, celui des priorités d’un état vis-à-vis des citoyens qu’il prétend représenter et donc servir. En décidant de s’engager dans ces grands projets d’envergure (neo, uplace, docks) il décide, de facto, de s’enraciner dans une vision du monde qui s’éloigne davantage de celle du vivre ensemble, et de celle de la majorité incontestable de ses électeurs. Du moins, ces électeurs qui ont les yeux ouverts et qui questionnent la nécessité d’avoir un mediamarkt sur le parapet de leur porte plutôt que de s’enchanter de ne plus avoir a faire la file lors de l’imminente sortie du prochain iPhone. Lorsque l’état investit (ou en tout cas, facilite et privilégie l’investissement) dans les Docks, c’est qu’il y voit une priorité de son développement territorial. Beaucoup des objectifs fixés par le gouvernement (et ceux-ci ne sont pas mauvais en soi) comme l’emploi, l’innovation, ou – osons-le – le rayonnement international, reposent sur la réussite de ces projets pharaoniques là. Et donc, on renonce à plancher sur autre chose de plus décalé, plus innovant, plus moderne, moins… rentable. Développer un Just Under the Sky, c’est renoncer à la fois éthiquement et structurellement à un différent avenir, meilleur, celui de la ville par et pour les habitants.

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