Vivre (enclavé) à Bruxelles

Un « ensemble résidentiel enclavé » est un groupe d’habitations clôturé, séparé de l’espace public et doté d’une série d’infrastructures et de facilités réservées aux résidents. Ces ensembles étaient autrefois cantonnés dans le sud-est de Bruxelles. Mais, depuis une vingtaine d’années, on en voit également apparaître dans des zones plus populaires de la ville : à Anderlecht, Bruxelles-ville, Molenbeek ou Schaerbeek.

C’est un phénomène peu étudié et dont on comprend encore mal les causes – expliquent Cédric Vekeman (ULB) et Mélissandre de Négri (La Cambre-Architecture, ULB), auteurs de deux mémoires sur l’enclavement résidentiel – mais qui semble lié au désir de certains Belges d’éviter les « désagréments urbains » (ndrl: reste à savoir ce que cela inclut) et à la volonté de la Région d’attirer vers le centre-ville une population de classe moyenne. Dans l’esprit des promoteurs, ces ensembles enclavés – la grille, le code d’accès et les infrastructures privées – sont autant d’arguments destinés à convaincre les acheteurs potentiels qu’il s’agit d’espaces isolés des nuisances des quartiers dans lesquels ils viennent s’implanter. Est-ce que cela inclut des préoccupations sécuritaires ? En partie – expliquent les deux chercheurs – mais pas seulement. Il y a aussi une question de « distinction » sociale, souligne le géographe Cédric Vekeman. 

« Les ensembles résidentiels enclavés se présentent comme des espaces aménagés de manière à dissuader les non-résidents d’y pénétrer. Ils disposent d’un nombre limité d’accès, fermés à l’aide d’une grille ou d’une barrière ou dotés de moyens de dissuasion plus subtils : une entrée prestigieuse, une signalisation dissuasive ou, plus simplement, des matériaux de revêtement différenciés. Des espaces extérieurs destinés à ou utilisés principalement par les résidents y sont également présents : au moins une voie de desserte des habitations, sinon un espace vert, une plaine de jeu, un terrain de sport. A priori, le statut de la voirie n’entre pas en ligne de compte, même si les espaces relevant du domaine privé admettent automatiquement des modes de gestion ou d’accès plus restrictifs. Les dispositifs de sécurité (caméras de surveillance, gardiennage) ne constituent pas en soi des attributs nécessaires, mais permettent d’évaluer le degré de retranchement et de protection dont bénéficient les différents ensembles ». (Dessouroux, 2012)

Dans la zone du canal, les promoteurs mettent bien en avant le caractère exclusif de ces ensembles enclavés. C’est particulièrement clair en ce qui concerne Up-Site, une « enclave verticale » de 41 étages située au 69 Quai des Péniches. « Become one of the happy few owners » annonce l’affiche publicitaire à l’entrée du site : parking privé, conciergerie, piscine privée, espace de bien-être ‘Deep Nature’, salle de fitness, restaurant,  ‘bar lounge’, cinéma privé, salle de jeu pour les enfants et crèche privée. Tout cela est cantonné à l’intérieur du site. Bref, tout est fait pour faciliter au maximum la vie des résidents et rendre les contacts inopinés avec les personnes extérieures à peu près inexistants.  

« Vivre UP-site, c’est vivre dans un appartement qui souligne votre personnalité, votre style de vie, vos  goûts et vos désirs. De l’appartement classique d’une chambre, au penthouse d’exception ou au duplex familial, chaque intérieur s’ouvre sur une superbe terrasse. L’occasion de profiter de panoramas époustouflants ou de vivre au rythme relaxant du bord de l’eau. » (Publicité UP-Site, www.up-site.be)

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Ceci dit, il existe différents niveaux d’enclavement résidentiel (Ch. Dessouroux, 2012) ; et à Bruxelles, seule une minorité des ensembles sont strictement « fermés ». Sur les 5156 unités de logement construites entre 1989 et le début de l’année 2014 et identifiées « enclavées », seules 1051 constituent des « enclavées fermées » ; c’est-à-dire de « grandes propriétés privées d’un seul tenant entièrement clôturée formant un isolat au sein de son environnement urbain immédiat » [et dont] les accès sont pourvus d’un portail et généralement placés sous télé-surveillance. » (Ch. Dessouroux, 2012). Il en existe encore moins qui correspondent à cette forme extrême d’enclosure que l’on appelle outre-atlantique ‘gated community’ (Blakely et Snyder, 1997). 

En région bruxelloise, certains de ces ensembles enclavés se développent discrètement – en intérieur d’îlot, comme au clos des Chartreux ou aux anciennes brasseries d’Ixelles – sans qu’il soit possible de deviner leur présence à partir de la rue. A Schaerbeek – au milieu de la Rue des Palais, à deux pas de la place de la Reine – se trouve par exemple un ensemble résidentiel de quarante appartements de moyen et haut standing baptisé « Palace court ». Vu de la chaussée, il s’agit d’un bâtiment austère et ordinaire. Mais, derrière le portique sécurisé, on trouve une ruelle et un jardin privé – un des seuls espaces verts du quartier – avec une vue imprenable sur l’église Sainte-Marie.

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D’autres formes d’enclavement se font de façon plus visible, comme les lofts de la rue de Ribaucourt ; un ensemble de moyen standing bordé par un parc privé et grillagé. Le caractère « exclusif » de l’ensemble a posé de gros problèmes, de voisinage dans ce quartier populaire où les espaces verts sont si rares. « En 2009 – écrit Claire Scohier (IEB) – des émeutes au quartier Maritime ont fait couler beaucoup d’encre : il s’agissait d’habitants du quartier en révolte sur l’ensemble de loft de la rue de Ribaucourt, îlot de standing avec parc privé fermé par des grilles en plein quartier populaire de Molenbeek » (source).

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Autre problème : lorsque les ensembles résidentiels enclavés s’implantent dans des quartiers populaires (comme cela devient le cas depuis une quinzaine d’années), ils tendent à matérialiser dans l’espace public les stéréotypes dont ces quartiers de Bruxelles sont victimes. Au croisement entre du boulevard Lambermont et la chaussée d’Haecht, se touve par exemple le bloc Kinetix : une infrastructure sportive avec à l’arrière un ensemble de logements moyens, loin d’être luxueux, mais séparés du boulevard par une grille et une portail à code. Ici, le promoteur a visiblement estimé que cela pouvait répondre aux goûts ou aux craintes éventuelles des futurs acheteurs en matière de sécurité. 

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Il ne s’agit pas – dans cet article – de porter un quelconque jugement sur les gens qui décident de s’installer dans ce type d’habitat, mais plutôt de s’interroger sur les causes de l’enclavement en région bruxelloise. Pourquoi y construit-on ce type de logements ? C’est comme si – faute de pouvoir (ou vouloir) offrir des espaces publics de qualité pour tous, sur l’ensemble du territoire, les classes dirigeantes de la région bruxelloise se contentaient de faire en sorte que des îlots de « bonne qualité de vie » émergent ci-et-là, pour ceux et celles qui ont les moyens d’y habiter.

Cette tendance à l’enclosure des espaces urbains n’est pas spécifiquement bruxelloise ; elle s’observe partout ailleurs en Europe et dans le monde entier. Si la question vous interpelle, on vous recommande très chaudement le documentaire « Mainmise sur les villes » (2015) d’Arte, qui débute par ces quelques questions : « Quels sont les nouveaux acteurs de la fabrique de la ville ? Les pouvoirs publics sont encore garants d’une ville ouverte et accessible ? Qu’en est-t-il de la démocratie urbaine aujourd’hui ? Les habitants ont-ils leur mot à dire face aux technocrates, aux politiques, aux urbanistes, aux promoteurs qui dessinent et façonnent nos villes ? »

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Sources :

  • Christian Dessouroux (2012), Formes et géographie de l’enclavement résidentiel à Bruxelles, Les cahiers du developpement urbain durable, n°14, pp. 47-68.

  • Cédric Vekeman (2014), Vers le ville insulaire. Pour une géographie des ensembles résidentiels enclavés à Bruxelles, Mémoire de Géographie, ULB.
  • Blakely E.J. et Snyder M.G. (1997), Fortress America: Gated Communities in the United States, Brooking Institution Press, Lincoln Institute of Land Policy.

 

Comments

  1. R

    Argumentation: « En 2009 – écrit Claire Scohier (IEB) – des émeutes au quartier Maritime ont fait couler beaucoup d’encre : il s’agissait d’habitants du quartier en révolte sur l’ensemble de loft de la rue de Ribaucourt, îlot de standing avec parc privé fermé par des grilles en plein quartier populaire de Molenbeek »
    Invalid argument
    Why: Informal Fallacy
    Type: Post Hoc, Ergo Propter Hoc
    Qu’est-ce qui vous fait penser que la construction de cet ensemble résidentiel enclavé ait été la cause (ou une des causes) des émeutes du quartier maritime en 2009

  2. Mat Author

    Argumentation: En 2009 – écrit Claire Scohier (IEB) – des émeutes au quartier Maritime ont fait couler beaucoup d’encre : il s’agissait d’habitants du quartier en révolte sur l’ensemble de loft de la rue de Ribaucourt, îlot de standing avec parc privé fermé par des grilles en plein quartier populaire de Molenbeek »
    Invalid argument
    Why: Informal Fallacy
    Type: Post Hoc, Ergo Propter Hoc
    Bonjour, qu’est-ce qui vous fait penser que la construction de cet ensemble enclavé a été l’élément déclencheur (ou un des éléments déclencheurs des émeutes ?

    • Mélissandre

      Le raccourci est en effet facile!
      Basé sur des témoignages des habitants du Jardin des Fonderies:
      « (…) en août 2009, une émeute a éclaté aux abords et dans l’ensemble résidentiel. Au lendemain des incidents, la presse pointent déjà la présence « d’immeubles neufs, destinés à une classe aisée », dans la naissance de ces tensions mais l’origine est tout autre. A l’époque, le commerce de drogue était particulièrement intense dans le quartier, notamment au coin des rues Ulens et Ribaucourt. Lorsque les habitants du Jardin des Fonderies ont prévenu la police, celle-ci est venue photographier les faits depuis leurs appartements, leurs chambres donnant directement sur le café qui abrite le trafic présumé. Suite à l’intervention des forces de l’ordre, les trafiquants ont pu voir d’où les photos avaient été prises et ont présumé qu’un policier habitait dans l’immeuble. C’est pourquoi ils ont pénétré directement dans le Jardin des Fonderies en forçant le portail, ont incendié deux voiture et vandalisé la porte d’entrée qui devait menée à l’appartement de l’hypothétique policier. »

    • Mélissandre

      « Finalement ces confrontations n’ont pas grand chose à voir avec les habitants du Jardin des Fonderies, ni les riverains de l’ensemble (venus les aider à éteindre les voitures en feu), mais ne concernent que des trafiquants et les forces de l’ordre. Ces comportements s’apparentent plus à des actes de vandalisme qu’une revendication avec une orientation politique particulière et réfléchie. »

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