Il y a une petite ritournelle qu’on entend souvent dans la bouche des acteurs en charge du développement territorial lorsqu’il s’agit de défendre les projets emblématiques de la Région en PPP (Partenariat public-privé). C’est de dire que, Dieu merci – contrairement à d’autres villes – Bruxelles n’abandonne pas totalement ses biens et ses espaces publics à l’appétit des promoteurs. Il y a eu « Tour & Taxis », c’est vrai. Mais, depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, et on a tiré des apprentissages du passé. Bref, dormez, braves gens : aujourd’hui, la puissance publique est à la manœuvre …
« Le fait que ce soit un opérateur public et non un acteur privé qui soit à la manœuvre pour le développement du site est une garantie que ce n’est pas la rentabilité qui va guider le développement du site mais bien des réponses à des enjeux régionaux » (citation d’un membre de la SAU, 21 octobre 2019, à propos du PAD Josaphat).
Cette petite ritournelle vous dit quelque chose? C’est normal. Vous l’avez sans doute déjà entendue dans la bouche de la SAU (Société d’Aménagement Urbain), dans cadre du projet de parc de loisirs « Drohme« . Seulement, voilà : quelques mois après la sélection et la mise en route de ce « projet d’intérêt public« , on voyait déjà cette grande aventure humaine se transformer en un lieu dédié à de l’événementiel (avec son lot habituel de parkings illégaux et autres infractions aux normes environnementales). Le Conseil d’Etat ne s’y est d’ailleurs pas trompé (on y reviendra plus tard).
Ce qu’il est important de souligner ici, c’est que Drohme est un PPP qui a bénéficié de plus de 11 millions de fonds publics (dont 7 viennent directement de la Région) et d’un bail de quinze ans très avantageux pour le promoteur ; et tout ça sans que le caractère d’intérêt public du projet ne soit rencontré.
Alors, une chose est certaine à propos l’acteur public qui « est à la manœuvre » (c’est-à-dire le gouvernement bruxellois et ses organismes d’intérêt public compétents) : soit ne dit pas la vérité et fait semblant de décider du sort de projets qui lui échappent, soit il ne fait pas (ou croit ne pas pouvoir faire) ce à quoi il s’engage. Je penche plutôt pour la deuxième explication. Illustration à la lumière du projet Drohme …
DROHME : PROJET DE RÉAFFECTATION DE L’HIPPODROME DE BOITSFORT
L’hippodrome de Boitsfort-Uccle se trouve sur un terrain de 32 hectares aux portes de la forêt de Soignes. Il est longtemps resté dans un état de semi-abandon. A la fin des années 2000, la Région envisage de confier le site à un projet d’hôtel de luxe, avec centre ‘wellness’ et golf élargi (Fortis Real Estate). Au lieu de cette « privatisation complète » du site, on se retrouve aujourd’hui (avec le projet Drohme) face à un « moindre mal », une privatisation partielle ; un projet qui aura eu le mérite de sauver des éléments de patrimoine, comme le souligne la SAU, mais qui se sera allègrement servi de fonds publics pour développer des activités à tendance commerciale dont les finalités « d’intérêt public » ne sont pas claires.
L’artisan de ce projet s’appelle Michel Culot : il y a dix ans, alors que son projet était encore dans les cartons, il jurait vouloir « accueillir le plus grand nombre », assurer « une entrée raisonnée et responsable en Forêt »… et surtout « ne pas faire de rentabilisation à outrance ». Cinq ans plus tard, en 2013, sa société VO Group remporte l’appel à projet de la SAU et est donc sélectionnée pour le développement du site.
À compter de cette date, la partie « business » du projet a commencé à prendre l’ampleur et à faire de l’ombre à la partie socio-éducative. La programmation événementielle (« La Terrasse O2 », «Drohme Pop-Up village») a légèrement éclipsé les missions d’intérêt public qui avaient été annoncées par VO Group au moment de la chasse au subsides…
LE VOLET COMMERCIAL ET ÉVÉNEMENTIEL … PLUS GROS QUE PRÉVU
En 2014 – au terme d’un marché public – la SAU a confié la gestion du site à VO GROUP, pour une durée de 15 ans. Le cahier de charges précisait que la Région voulait y développer un espace vert récréatif, ouvert à tous les Bruxellois, centré sur l’environnement, la nature, la famille, les sports, l’éducation et la mixité sociale. Le PRAS prévoyait par ailleurs que la zone d’intérêt public et collectif (l’espace des Tribune, la zone du pesage etc.) ne pouvait être affectée qu’à « des équipements d’intérêt public et collectif ou aux commerces qui en constituent le complément usuel ».
Mais, le VO Group est une “boîte événementielle”. Même à supposer que Drohme parvienne un jour – comme on le prétend sur son site officiel – à limiter l’événementiel à 10% de ses activités, il reste encore à démontrer que ces activités constitueront un « complément à son but d’intérêt public« . Aujourd’hui, Drohme est plutôt un lieu d’activités commerciales, qui peine à atteindre ses objectifs d’éducation et de mixité sociale.
Pour le collectif citoyen « Pas question », les subsides européens et régionaux ont ici été « détournés de leur objectif officiel, qui était «faire renaître le site de l’Hippodrome, pour en faire un espace vert ouvert à tous». Bien que le financement du projet Drohme repose massivement sur des fonds publics (7 millions de fonds régionaux et 4,3 millions de fonds Feder, pour moins d’un millions de fonds privés), les profits en seront largement privatisés : seuls 10 % des bénéfices avant impôt seront rétrocédés à la Région, principal bailleur de fonds.
DÉLIVRANCE DES PERMIS & SOUPÇONS DE CONFLITS D’INTÉRÊTS
Bruxelles-Environnement est l’autorité administrative chargée d’examiner la demande de permis d’environnement introduite par Drohme. Des permis définitifs ont été accordés en 2017. Pour le collectif « Pas question », la décision du Directeur-Général de Bruxelles Environnement (BE) de délivrer les permis définitifs s’explique par le fait que BE est juge et partie dans ce dossier : futur gestionnaire de la « maison de la forêt », BE a un intérêt direct à ce que le projet se réalise. Il s’est en quelque sorte auto-délivré ses propres permis …
Le collectif met enfin le doigt sur le fait qu’une demi-douzaine d’anciens membres du cabinet Huytebroeck – sont aujourd’hui (ou ont été) aux commandes du projet Drohme. D. Wahl – ancienne cheffe de cabinet adjointe – directrice du projet Drohme. J. Goffard – ex-conseillère du cabinet Huytebroeck – est chargée de projet Drohme, après s’être occupé du RIE, via ARIES. O. Arendt – ex-membre du cabinet Huytebroeck – est Directeur d’exploitation Drohme. I. Daoud – Ex-conseiller politique de l’ ex-ministre – est conseiller techniques spéciales Drohme. Enfin A. Crahay – ex-chef de cabinet – et N. Hemeleers – ex-directeur de cabinet adjoint – sont consultants pour Droh!me (via CityTools SPRL). Pour les porteurs du projet Droh!me, la décision de les embaucher a été prise sur seule base de “leurs expertises, ‘leurs compétences, et leurs parcours académiques”.
LA DÉCISION DU CONSEIL D’ÉTAT …
Mais voilà: lorsque « l‘acteur public qui est à la manoeuvre » sort des clous, il existe encore un contre-pouvoir qui peut être mobilisé pour le forcer à rentrer dans dans le rang. Ainsi, grâce à la persévérance des comités d’habitants, le Conseil d’État a annulé le 4 octobre 2019 le permis d’urbanisme que le gouvernement bruxellois avait accordé à la société VO Group pour son projet de réaménagement de l’Hippodrome de Boitsfort en centre récréatif. Le Conseil d’Etat a justifié sa décision sur base du fait que le parking prévu pour Drohme était situé dans une zone inscrite comme «zone forestière» au Plan Régional d’Affectation du Sol.
texte : M. Simonson