À Bruxelles, le quai des Péniches et le quai de Willeboeck ont connu une immense métamorphose en l’espace de 10 ans. Que s’est-il passé pour que ce vieux quartier industriel se transforme en un quartier chic et spéculatif, enclavé entre le canal, les logements sociaux du Foyer Laekenois et le parc Maximilien ?
Le point de départ de cette métamorphose, c’est la politique dite d’attractivité urbaine entreprise par Rudi Vervoort et son prédécesseur, présentée comme condition sine qua non du « renouveau bruxellois » (voir: Canal : marchandisation du tissu urbain). Et, l’emblème de ce renouveau, c’est la tour Up-Site. En 2008, Atenor promettait aux édiles locaux que ce bâtiment allait introduire de la mixité (sic) dans le quartier. Dix ans plus tard, on se retrouve face à une tour de luxe, enclavée et dotée d’une série de facilités aux niveaux inférieurs qui épargnent aux habitants les contacts inopinés avec le voisinage : parking, crèche privée, conciergerie, resto, bar, cinéma, salle de jeu, piscine, fitness.
“0n a presque peur du contact. Au début, les gens y allaient. On pouvait aller jusqu’au dernier étage pour voir la vue, de tout Bruxelles. C’est le plus grand immeuble du quartier et on sait voir presque tout Bruxelles. Mais à la suite de tout ce qui s’est passé <attentats>, ce bâtiment est devenu difficile à approcher. Il y a des agents de sécurité tout autour, si bien qu’on ne communique presque jamais (…) C’est un autre monde, qui ne communique presque pas avec le quartier”. (habitant du Foyer Laekenois, 23 déc. 2016).
La brique, l’argent de la brique et le sourire de Rudi
Et ce nouveau ghetto de riches grandit d’année en année : juste à côté d’Up-Site, se trouvent deux immeubles en construction, destinés aux classes moyennes-sup’. Si dans les nouveaux logements sociaux de la capitale on professe que « vivre près du centre » implique de devoir se déplacer autrement qu’en voiture (entre 0,3 et 0,65 parking par ménage), ici, dans ces nouveaux logements de l’hyper-centre, au Quai des Péniches, ce sacrifice ne semble pas être de mise. À Canal Wharf, par exemple, on propose 270 unités de logements de standing, et presqu’autant de places de stationnement en sous-sol (source: IEB). Un projet qui n’aurait en principe jamais du passer le cap du Rapport sur les Incidences Environnementales. Pour obtenir les permis, le promoteur a donc découpé le projet – selon la méthode dite du « saucissonnage » – en deux phases séparées, faisant l’objet de permis distincts et en veillant à ne jamais donner une vue d’ensemble.
La commercialisation de ce nouveau mode de vie urbain – exceptionnel et exclusif – entraîne sans surprise une fermeture de l’espace public. Entre les quatre blocs de Canal Wharf, se trouvera par exemple un « îlot de verdure » qui devait, selon le PPAS, être traversé par un cheminement piéton, pour assurer une meilleure communication entre le quai de Willebroeck et le quai de Péniches. Mais – offre d’exception oblige – le promoteur a d’ores et déjà annoncé son intention d’en couper l’accès. Au départ, il s’agissait juste de fermer les grilles 12h par jour. Aujourd’hui, AG Real Estate et Vooruitzicht proposent aux futurs habitants un “îlot entièrement privé” : une privatisation de fait qui fait penser à ce qui s’est passé avec le 42ème étage de la tour d’UP-Site ; lui aussi, censé rester accessible au public, mais qui est aujourd’hui impraticable sans autorisation du syndic.
Enfin – entre UP-site et Canal Wharf – Extensa (Ackermans & van Haaren) prévoit la construction des 139 unités de logement de haut standing, avec 120 places de parking en sous-sol et 7 commerces au rez-de-chaussée (1000m2). Un pont, financé par Beliris, enjambera ici le canal : ce qui permettra à Extensa de faire le lien entre ses deux acquisitions : Riva sur la rive droite, Tour & Taxis sur la rive gauche. “Un trait d’union sera ainsi tracé entre les deux rives”… dont les quartiers voisins resteront toutefois coupés : logements hors de prix, enclavement résidentiel et commerces financièrement impraticables.
Un quartier en pousse une autre …
À côté de ce nouveau quartier chic, se trouvent les bâtiments insalubres du Foyer Laekenois. Nourdine y a vécu et travaille à quelques pas de là : “il faut dix ans pour y obtenir un logement – explique-t-il – et autant d’années pour passer d’un “1 ou 2 chambres” à un “3 chambres” (témoignage du 23 déc. 2016). Pour ces appartements – en mauvais état – les locataires doivent débourser un loyer qui va de 400 à plus de 700 euros. Les logements tardent à être rénovés. Pour un locataire, la seule chance de finir dans un logement décent c’est d’accepter de quitter le quartier et de rejoindre les nouveaux logements sociaux de Neder-Over-Heembeek
“Petit à petit, les gens sont poussés dehors. Mais, c’est bien fait. C’est assez subtil. Petit à petit, ils ressentent que ça devient trop cher pour eux. Alors, certains disent que c’est pas volontaire. Moi, je crois que c’est volontaire.”. (Riverain du Foyer Laekenois, interview du 23 déc. 2016)
Du côté de la Région on ne parle pas d’une éviction des habitants historiques … mais d’un “effet d’entraînement produit par la concentration de nouvelles unités résidentielles et de nouvelles infrastructures” (voir : Canal, vous avez dit canal, ADT, 2014). Une façon détournée de reconnaître que la Région a largement perdu la maîtrise du foncier et abandonne certaines missions d’intérêt public aux forces du marché, en conséquence de quoi, elle est “entraînée” dans le sillage de phénomènes qui échappent – en effet – à la volonté et à l’agir des Bruxellois(es) : flambée des loyers, hausse des prix etc.
C’est un phénomène de dépossession qui, en plus de placer les gens dans des conditions de logement toujours plus précaires, leur ôte la colère d’y vivre : au Foyer Laekenois, il leur suffit de pencher la tête par la fenêtre pour réaliser qu’ils ne sont pas les moins bien lotis. Au pied de l’immeuble – devant les bouches d’aération – il y a des gens qui vivent dans des sacs, avec juste leurs effets personnels et la peur de l’expulsion. Il arrive parfois – au bar du foyer – qu’un ancien se laisse aller (“c’est pas un réfugié, c’est un aventurier”), avant de se faire recadrer par ses camarades : “t’aimerais être à sa place?”
Cet article est repris dans une section du dossier Canal de « Bruxelles en Mouvement » (n°298, janvier-février 2019).