Qu’est-ce que l’école citoyenne ?

Concertation et démocratie contre violence et incivilité : face aux problèmes qu’il rencontrait, l’Institut de la Sainte-Famille a pris une initiative originale en permettant à l’un de ses enseignants d’y semer les graines d’une « école citoyenne ». De 2008 à 2014, Bruno Derbaix, sociologue de formation et professeur de religion dans cette école secondaire, y a animé un projet dont les principes de fonctionnement vont à rebours des schémas de l’école traditionnelle.

A la frontière d’Evere, la Sainte-Famille traverse des difficultés que beaucoup d’écoles secondaires de Schaerbeek connaissent: précarité économique des familles d’élèves, petite délinquance, rackets, insultes ou dégradations. Comment y répondre de façon constructive et continuer à enseigner sereinement ? En revenant aux fondamentaux démocratiques, sans sauve-conduit ni faux-semblants, « contrairement à la situation de la plupart des écoles qui disent la citoyenneté, qui disent la démocratie, mais qui font le contraire » nous explique Bruno Derbaix, principal animateur de ce projet. Très solide sur les explications théoriques, ce dynamique professeur rompu aux discours publics sur le sujet n’est également jamais à court d’anecdotes. Et pour cause; l’école citoyenne occupe la plupart de son temps, entre conférences publiques et explications techniques avec des établissements intéressés par la mise en pratique du projet.

« On dit aux élèves qu’ils sont tous égaux, poursuit-t-il. Mais, non seulement ils ne sont pas égaux entre eux par rapport aux écoles où ils se trouvent, et des familles où ils naissent, et ils ne sont certainement pas égaux avec les profs et les éducateurs à l’école ». Espace de transmission, l’école est aussi le théâtre d’enjeux de pouvoirs entre adultes, chacun régissant son « espace classe » comme bon lui semble. Dans la salle de cours, ce n’est plus le règlement d’ordre intérieur qui prime : « les élèves comprennent très vite qu’ils sont dans une situation qui est presque vassalique, féodale presque. Or, si on prend un peu de distance par rapport à ça, et qu’on se dit que, pour en enfant – et en particulier pour un enfant d’origine étrangère – l’école est l’interface première entre lui et la société, tout ce qui apparaît à l’école est pour lui l’expression de la société, son expression principale. Si je dis que la société est juste et que l’école fait le contraire, eh bien on a là un discours qui est biaisé et qui est contre-productif. L’école citoyenne consiste à aller à rebours de ça. »

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Revenir aux fondamentaux de la paix sociale et de diminuer les rapports de pouvoir à l’intérieur des classes, voilà un programme ambitieux. Pour la première étape de sa mise en pratique, le projet d’école citoyenne propose à ses élèves et professeurs d’écrire ensemble la loi de l’école, puis de rendre la justice en concertation de tous, avec un système de réparations des dommages : « J’ai insulté, je m’excuse. J’ai cassé une vitre, je la répare ou je contribue à la réparer. Mais pas seulement, il s’agit aussi de réparer l’image. Quand un élève casse une vitre devant tous les autres, s’il répare la vitre, il n’a pas forcément réparé l’image de celui qui ose, qu’il a acquis en cassant cette vitre. Et, donc le but c’est de lui faire faire une réparation d’intérêt général qui lui permette de convertir son image, de « celui qui a osé » à « celui qui a proposé quelque chose d’utile au collectif, qui a changé de position » », explique Bruno Derbaix. L’élève qui a dérogé aux règles qu’il a lui-même contribué à écrire est invité à la réflexion, et chaque transgression fait appel à la créativité des enseignants pour trouver une réponse adaptée. Repeindre une porte taguée, certes, mais aussi construire une campagne de communication contre les dégradations avec des élèves qui ont mis le feu à une poubelle, ou mettre une jeune fille face à son discours antisémite en la faisant travailler dans l’atelier journalisme sur « ce que c’est que d’être juif, être Israëlien, être sioniste, être sioniste à version violente etc ». Contrairement au mécanisme punitif qui est d’application dans le système scolaire classique, l’école citoyenne n’attend pas de l’élève fautif qu’il revienne dans la classe comme un coupable, au contraire, « il faut commencer une punition la tête basse, en ayant compris qu’il y avait un problème. Et la réparation consiste… à relever la tête, mais pas la même tête. » Encore une autre caractéristique du projet : valoriser les comportements positifs, et pratiquer le débat démocratique lors des « conseils citoyens », ou « concit », réunissants profs et élèves chaque semaine.

S’il est un beau projet théorique, la mise en pratique de l’école citoyenne ne va pas forcément de soi, et ne règle pas tous les problèmes d’irrespect. Premier obstacle : elle suppose l’adhésion d’un maximum de professeurs, or la remise en question de leur position au sein de la classe provoque du rejet, et la réciprocité de l’évaluation, qui devrait découler du projet démocratique, constitue une barrière infranchissable pour le corps enseignant. Il s’agit d’ailleurs du seul moment d’hésitation de Bruno Derbaix lors de notre entretien : « l’évaluation des profs, là on rentre dans quelque chose où… laisse-t-il en suspens. Moi je ne connais pas d’école citoyenne qui ait réussi jusqu’ici sur cet aspect-là du travail à être en phase avec ses principes, parce que là on touche tout de suite à un point qui est hyper-sensible chez les adultes. Il n’y a pas de personne plus anxieuse face à l’évaluation qu’un prof. C’est un vrai problème, y compris dans les écoles citoyennes, et dans toutes les écoles; qu’est-ce que tu fais lorsqu’un élève a un problème avec un prof et que à tes yeux c’est le prof qui est en tort? » Second écueil : il ne faudrait pas croire que le projet transforme l’école en havre de paix : « On n’empêche pas la source des violences en mettant une école citoyenne. La source des violences -les replis communautaires, le fonctionnement de la société, l’individualisme, les problèmes d’orientation des élèves, les problèmes d’ennui face au tableau et aux profs – tous ces problèmes existent encore. Ce qu’on change c’est les moyens qu’on a pour réagir à ces problèmes et pour en faire des opportunités. » Le projet a pris fin en 2014 à la Sainte-Famille, avec le départ de Bruno Derbaix, mais il est mis en pratique dans d’autres écoles secondaires de la région bruxelloises, où l’on continue à voir l’élève comme un citoyen, et la salle de classe comme un lieu égalitaire : « Être citoyen – dans ma perspective – c’est être capable de se décentrer pour percevoir le bien de l’autre et le bien du collectif, conclut M. Derbaix. Et donc, éduquer à la citoyenneté c’est éduquer à cette posture qui est aussi la posture de l’éducateur. Dans une école citoyenne, on forme des citoyens en même temps que des éducateurs. Et, comment est-ce qu’on les forme? On les forme par l’imitation, c’est-à-dire en étant chacun des éducateurs. »

Texte : Isabelle Ricq

Site Web : http://www.miec.be/

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