Je me dirige vers la rue Renkin, une de ces rues par lesquelles je suis déjà passé plusieurs fois sans lever la tête et sans prêter attention à la beauté des façades. Je m’arrête aujourd’hui en bas de la chaussée, non loin de la rue Gallait, au numéro 90. Là, se trouve la façade de style Art Nouveau de la fameuse Maison Langbehn, construite en 1901 par l’architecte hollandais Jean Van Hall. Son actuelle propriétaire, Françoise-Emmanuelle Denis, m’attend sur le pas de la porte. J’attache le vélo, lève la tête et la salue.
Elle me tend la main en me signalant que je viens de descendre une rue à sens unique. Je pâlis et lui explique – avec embarras – que je n’ai pas vu le panneau d’interdiction … Elle affiche alors avec tact un demi-sourire et m’invite ensuite à reculer de quelques pas pour admirer l’ensemble de la façade devant laquelle nous nous trouvons. « La beauté à la portée de tous – me dit-elle – je crois que c’est cela qui me touche le plus dans l’Art Nouveau ». Tout y est fait pour rendre le beau accessible.
Sur le vitrail de l’immense fenêtre du rez-de-chaussée, j’aperçois un motif en forme de libellule. Je demande à ma guide la signification de ce symbole, « C’est le symbole de la transformation permanente », me répond-elle. D’autres insectes sont représentés en façade, un papillon de nuit sur une pièce de ferronnerie située à gauche de la porte d’entrée et des abeilles stylisées sur les vitraux de la loggia. A main gauche – au niveau de la rue Gallait – se trouve un édifice en béton, froid, carré, sans aucun ornement. « Quel gâchis! » soupire-t-elle. On a détruit de belles maisons bruxelloises pour y construire ce bâtiment laid, indifférencié, sans intérêt, sans âme.
Avant d’abriter les activités de l’Association Langbehn pour l’éducation par les arts et le respect de la nature, la Maison Langbehn était une demeure familiale. Françoise-Emmanuelle – ma guide – y est née et y a vécu 27 ans. Grâce à ses efforts et sa persévérance, la maison est aujourd’hui restaurée et rénovée, dans le respect de l’esprit originel du lieu. La commune de Schaerbeek vient d’ailleurs de récompenser ce travail de longue haleine en lui décernant un « prix du patrimoine » : un honneur accordé tous les deux ans à une ou plusieurs associations schaerbeekoises et qu’elle partagera cette année avec les organisateurs de l’exposition Alles es Just (2012).
La Maison Langbehn porte ce nom en mémoire de l’artiste plasticien Roger Langbehn tombé au champ d’honneur en 1918, à Montdidier, dans la Somme, à l’âge de 26 ans. Sa mère, Berthe Blanche Guibert fait l’acquisition, lors d’une vente publique à Saint Gilles, en 1926, de l’immeuble situé 90-92 rue Renkin. Elle y vit les vingt-huit dernières années de sa vie, de 1932 à 1960, et transmet – avant sa mort – des archives concernant son fils à la famille Harnois – Denis alors locataire du dernier étage de la maison. Le couple Harnois Denis devient propriétaire de l’immeuble en 1972. Au décès d’Elie Denis, en 2006, sa fille Françoise-Emmanuelle prend connaissance des documents, lettres, cartes, photos, objets, peintures et dessins de Roger Langbehn conservés dans une mansarde de la maison et entame des recherches qui l’amènent à retrouver non seulement des parents éloignés de Roger Langbehn mais des parents d’anciens locataires du 90 rue Renkin. La passionnante reconstitution de l’histoire de la Maison Langbehn, de celle de son architecte et de ses habitants est amorcée…
Il y a quelque chose de touchant dans le soin qu’elle a mis à retisser des liens entre – d’une part – sa vie d’enfant au sein de cette maison natale, et – d’autre part – sa vie d’artiste, son amour de la musique et son désir de le transmettre aux jeunes générations. Il y a, par ailleurs, une certaine simplicité et humilité dans cette démarche qui consiste à chercher à transmettre quelque chose en ramenant l’acte de transmission, non pas à une personne mais à un lieu : la maison et à l’histoire des gens qui y ont vécu. Que transmet ce lieu ? Eh bien, de la musique, de la peinture, de la littérature … et peut-être aussi d’autres choses que j’ignore et qu’il faut sans doute avoir reçues pour en comprendre le prix.
« Convaincue de l’importance de la bonne musique dans le développement harmonieux de l’individu dès son plus jeune âge, j’ai entrepris – en marge de mon travail de productrice musicale et de ma mission d’enseignante au Conservatoire Royal de Mons – des activités bénévoles d’éveil musical auprès de centaines d’enfants et d’adolescents dans plusieurs écoles situées à Schaerbeek. Des étudiants et anciens étudiants de la classe de guitare du conservatoire me soutiennent depuis plusieurs années dans cette initiative à laquelle ils participent avec ferveur, persuadés de la nécessité pour tous d’une véritable initiation à la musique. (…) [La pratique musicale] présente une aptitude peu commune à forger subtilement un individu. Quand on pense à ce qu’il faut – pour atteindre la beauté – de rigueur, de souplesse, de persévérance, de sens du compromis, de disponibilité et d’humilité, et que tout cela peut se réaliser avec la complicité d’un instrument de musique, on encouragerait tous les enfants, leurs parents et leurs amis à en jouer ! Apprécier la musique et en faire sa partenaire de vie, avec intelligence et discernement, est un véritable apprentissage ! Partager la musique tisse des liens et favorise la communication non verbale. Utilisons donc la musique, sous toutes ses formes, pour sa formidable capacité à nous apporter vitalité, émotion et sérénité au quotidien »
(source : Fondation Langbehn).