Une journée morose, un ciel bas et gris, pluvieux.
L’envie pourtant d’un partage, d’échanger des idées, de prendre des nouvelles. Un désir aussi de lectures, un ou deux livres depuis longtemps convoités et un autre, plus essentiel, à relire trente ans après, à toutes fins utiles, pour approfondir une réflexion et, qui sait, écrire à sa suite.
Ne pas remuer seul dans un projet, ne pas rester enfermé ni dans l’hiver ni dans la maison. L’écrivain veut se frotter aux rencontres.
Enfiler son manteau et sortir. Marcher, la tête plongée dans les pensées, le temps d’une cigarette sous la pluie, pour retrouver la Librairie 100 Papiers.
Avant même de pousser la porte, avoir le temps de s’inquiéter des affiches apposées aux vitrines. Néanmoins, retrouver le sourire et l’accueil de Véronic derrière son comptoir et voir un ami furetant dans les étagères. Décider d’abord — vrai, ce n’est pas tous les jours — de partager un vin, une bière. Puis de bavarder.
Et, à ce moment, apprendre la fin — j’allais écrire l’apocalypse. Malgré les livres et malgré les animations, la sympathie et les ambitions pour le quartier, malgré les tentatives, la librairie est condamnée; 100 papiers va fermer.
Prendre un autre verre de vin pour masquer le chagrin et choisir un ou deux livres pour contribuer encore, mais il est trop tard. La défaite déborde le projet, la beauté ne supporte pas l’absence.
Il n’y a rien à reprocher à personne; l’époque fait son chemin — quoique chacun en piétine les germes. Le lieu se trouve perdu, faute d’avoir été suffisamment et intensément habité.
Pour les livres, il nous faudra désormais aller plus loin, tant que le « plus loin », lui aussi, de son côté, réussisse à survivre.
Ceux du quartier qui n’ont jamais connu les livres auront moins encore la possibilité de les humer, d’y découvrir toutes les vies qui nous manquent et tous les lendemains qu’ils nous proposent, par-delà les rêves.
Un jour prochain, sans doute, ou plutôt certainement, deviendrons-nous analphabètes, sans même plus la capacité de décrypter sur les emballages la composition des ingrédients que nous avalons. Sans même plus de distinction entre ce qui nous alimente, au même titre que le bétail impassible, et ce qui, à portée, aurait pu nous nourrir pour grandir, pour que l’esprit s’élève.
Il flottera dans la vie courante un parfum de cimetière délaissé.
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Jack Keguenne
Librairie 100 papiers, avenue Louis Bertrand 23 — 1030 Bxl
oui, c est une défaite,oui c’est une apocalypse de nos désirs d’une citoyenneté amicale, curieuse, où le livre et tous ses univers tissent du lien, rassemblent, créent débat et gai savoir, patchwork d’émotions. Oui c est la fin d’une aventure du partage. Bien sûr, il y a des bistrots,une formidable épicerie bio et des restos chic ou prolos dans le quartier. Peut-être nous y croiserons-nous, mais sans cette faim si belle et si particulière que suscite le goût du livre, et sans Veronic, attentive cuisinière du livre ensemble. La libraire ferme le dimanche 1er mars en beauté, avec encore une foule de livres à acheter pour limiter la dette fatale. Notamment les livres si précieux de Jack Keguenne, ses recueils de poèmes qui n auront jamais la même visibilité dans les rayons virtuels d’Amazon. La faillite de 100 papiers est un projet, un rêve à prolonger, réinventer, avec des lois du marché à corriger pour permettre aux libraires indépendants de continuer d exister. Apres tout, le cinéma d’auteur européen, les arts de la scène bénéficient de subventions et autres leviers fiscaux, pourquoi pas la librairie? Après tout, la profession de libraire est un artisanat d’esprit et de culture. Puissent les responsables politiques enfin s’intéresser à cet outil d émancipation si indispensable à l’épanouissement des quartiers et de ceux qui y vivent. Merci Veronic, tu es pionnière. On est ensemble.