Bien avant que Luc Bertrand et Stéphan Sonneville ne jettent leur dévolu sur le canal – et ne s’efforcent de le « revitaliser » – Bruxelles était une grande ville d’industrie. Aujourd’hui, la Région prétend protéger à la fois son industrie et son patrimoine industriel … avec plus ou moins de succès.
Le bassin Vergote. Ici, d’immenses tas de sable, de gravas et de ferraille dominent le paysage. La ferraille, c’est “Stevens” : une entreprise familiale qui achète, recycle et revend des métaux ferreux, ainsi que du cuivre, du laiton, du bronze, de l’aluminium, du zinc, du plomb, de l’étain, et du nickel. “Avec le Plan canal – explique la “responsable environnement” de la firme – on a eu pas mal de concertations avec la Région. C’est un projet du Ministre-Président. Ils veulent redynamiser tout la zone du canal. Au début, on a eu peur effectivement qu’ils nous disent ‘vous n’avez pas votre place’ et on a dû argumenter en disant non justement ‘on a notre place’. Et, quand on a parlé d’urban mining, là, ça a raisonné. (…) Maintenant on a trouvé un terrain d’entente. Le bouwmeester a dit : si une entreprise doit quitter son terrain, le plan canal sera un échec.” (S. Thomas, responsable environnement chez Stevens, décembre 2016).
Les incohérences de le Région, dans la Zone ‘industrie Nord’
Tout en reconnaissant – dans le plan Canal – l’importance des activités de récupération, de transport et de logistique (nouveau quartier des constructeurs), la Région encourage – quelques centaines de mètres plus loin – le démantèlement de certaines infrastructures. Ainsi, elle envisage le déménagement du marché matinal vers le nord de la Région, sur le site de Schaerbeek-Formation, afin de libérer de l’espace pour la construction d’un nouveau quartier à côté du centre commercial Docks Bruxsel.
Bref, dans la zone “Industrie Nord” – plutôt que de soutenir les fonctions existantes en matière de vente en gros, ou d’économie circulaire – la Région tend à faire table rase du passé, comme elle l’a fait avec le site des anciennes usines Godin (à côté du marché matinal). Ce site abritait – il y a quelques années – une “utopie ouvrière”, puis un commerce de pneumatiques et des pièces détachées de voitures, avant d’être rasé “revalorisé”.
Anciennes usines ‘Godin’ : une utopie ouvrière phagocytée par un fond d’investissement
Ce lieu tire son nom de J.-B. Godin (1817-1888), un ouvrier devenu industriel, choqué par les conditions de travail en usine et désireux de les transformer de fond en comble. Il proposa un modèle de société qui au lieu de séparer “détenteurs de la force de travail” et “détenteurs du capital” (et de soumettre les premiers aux seconds) chercha à les associer en vue d’un objectif commun : mettre l’usine au service des gens qui la font tourner ; c’est-à-dire leur faire bénéficier des équivalents de la richesse (une sécurité sociale et de bonnes conditions de vie et de logement).
Godin mit cela en pratique à Guise à partir de 1846 : suivant les théories de Charles Fourier, il mit le capital de l’Usine au service de la communauté (construction d’un familistère) et le travail de la communauté au service du talent de chacun. Six ans plus tard, survient le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte : face la régression brutale des droits civiques, Godin croit trouver en Belgique un terrain propice à la circulation de ses idées et au développement de son entreprise. En 1853, il créée une succursale à Forest, puis à Laeken (en 1858). Comme à Guise, il y construit un familistère (achevé en 1887) : un ensemble de logements communautaires qui offrent tous les conforts de la vie moderne. Peu avant son décès – en 1888 – Godin céda l’entreprise à ses ouvriers .
“La politique du régime royal et nobiliaire a disparu de France avec ses privilèges, mais elle a été remplacée par la politique du capital, de la finance et de la spéculation. L’une et l’autre politique pressurent les peuples et les considèrent comme leur champ d’exploitation. C’est ce régime qui constitue la question sociale ; c’est ce régime qu’il faut adoucir d’abord et faire disparaître peu à peu, si l’on veut éviter des complications redoutables.” (J.-B. Godin, 1883, Mutualité nationale contre la misère).
Dans la seconde moitié du 20ème siècle, les poêleries Godin furent confrontées à la concurrence de modèles de moindre qualité et durent fermer leurs portes en 1968. Le Familistère fut alors converti en un ‘hôtel d’entreprises’, et l’usine en entrepôts de pneumatiques et de pièces détachées de voitures. En 2008, Equilis (Mestdagh) fit l’acquisition du site et annonça son intention d’y implanter un projet de centre commercial (‘Just Under The Sky’, devenu ‘Docks Bruxsel’). Le familistère Godin et l’ancienne indiennerie étant classés, Equilis se vit contrainte de les intégrer à son projet et d’en assurer la rénovation. Des demandes de classement furent introduites par les associations locales (BruxellesFabriques, La Fonderie, Pétitons-patrimoine, ARAU, IEB, BRAL), qui lui préféraient un projet d’économie sociale, porté par Sander Van Druppen.
« Il ne s’agit pas seulement de questions de maintien du patrimoine physique. La fonction originelle du site est un héritage immatériel lié à l’économie sociale. Une meilleure prise en compte de cet héritage immatériel donne un autre éclairage du site, lequel dépasse la valeur patrimoniale chère aux connaisseurs et embrasse la signification de la ville dans son entièreté. En actualisant cet héritage de Godin, on construit un projet qui pourvoit aux besoins des gens qui aujourd’hui vivent dans les quartiers centraux qui bordent le canal. Il s’agit de faire revivre le site pour le rendre socialement pertinent et de développer à partir de la structure matérielle un projet qui restitue l’héritage immatériel par à une restructuration adaptée, loin du concept de muséification ou de marchandisation » (cf. Guido Verhulst in Inter-Environnement Bruxelles, 2011).
Les demandes de classement n’ont cependant pas abouti et Equilis a obtenu ses permis, malgré l’opposition de l’Union des Classes Moyennes qui critiquait l’inutilité d’un projet menaçant les commerces locaux et sans effet pour l’emploi. L’usine et les anciens ateliers furent donc détruits pendant l’été 2013, et le centre commercial (Docks Bruxsel) fut inauguré trois ans plus tard.
Au troisième étage de l’ancienne indiennerie (la “cathédrale Godin”) se trouve aujourd’hui une exposition permanente qui retrace l’histoire des anciennes poêleries. Ironie du sort : cet espace dédié à Godin est aujourd’hui physiquement encerclé par les symboles du modèle de société qu’il prétendait réformer, puis rendre obsolète : encerclé par des enseignes qui portent aujourd’hui les noms comme Zara, H&M ou Mediamarkt et qui écoulent des marchandises ayant été produites par une main d’oeuvre surexploitée, et socialement invisible. Aussi dérisoire que cela puisse paraître, c’est une petite victoire que d’avoir pu imposer ces 120 mètres carrés de poil à gratter patrimonial au milieu de cet espace commercial sans âme (aujourd’hui revendu à un fond d’investissement canadien).
Cet article est repris dans une section du dossier Canal de « Bruxelles en Mouvement » (n°298, janvier-février 2019).